Comment la culture automobile a colonisé notre langage et notre façon de penser
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Comment la culture automobile a colonisé notre langage et notre façon de penser

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Traduction française d’un extrait du livre “Movement: How to Take Back Our Streets and Transform Our Lives” de Thalia Verkade et Marco te Brömmelstroet.

Nous nous sommes habitués à penser le monde et les choses au départ d’une perspective de conducteur, mais est-ce vraiment le monde que nous voulons ?

Lorsque l’accès d’une rue est bloqué aux voitures, pour un événement sportif ou une fête de quartier, il est d’usage de dire que la rue est «fermée ».  Mais pour qui est-elle fermée ?  Pour les automobilistes.  Alors qu’en réalité, cette rue est désormais ouverte aux personnes.

Nous le formulons de cette manière, car nous sommes accoutumés à penser la rue et l’espace public sous une logique de «circulation».  Pendant des siècles, les rues ont rempli des fonctions multiples : lieu d’échange, de discussions, de commerce, de jeu, de travail et de déplacement.  Ce n’est que depuis le siècle dernier qu’elles sont devenues un espace à traverser de la façon la plus rapide et la plus efficiente qui soit.  Cette idée est tellement envahissante qu’elle a colonisé notre façon de penser.

Ce constat nous vient de Roland Kager, un analyste de données et chercheur en transport multimodal, ce qui signifie qu’il s’intéresse au trafic mais pas aux voitures.  La logique automobile infiltre notre langage explique Kager. « Nous parlons des usagers vulnérables, mais ils ne le sont que depuis l’avènement du trafic rapide avec des gros véhicules lourds ».

Pourquoi les routes à côté desquelles on ne peut pas vivre, sur lesquelles on ne peut pas rouler à vélo, à côté desquelles on ne peut pas marcher portent-elles le nom de « routes principales » ?

Pourquoi parle-t-on de pistes cyclables « séparées » ou en « site propre » alors qu’en fait ce sont les automobilistes qui disposent d’un espace propre qui séparé du reste?  Le langage lié à la circulation automobile induit une « vision pare-brise » du monde, comme l’a écrit il y a au moins une vingtaine d’année Kris Peeters, expert belge en mobilité.

Roland Kager pense que le champ lexical lié à la circulation routière nous empêche de voir ce qui se passe réellement dans nos rues.  « Pourquoi parle-t-on d’accidents de la route ? Comme si le cycliste qui percute et tue un piéton – ce qui n’arrive pratiquement jamais – faisait partie du même système qui tue des gens jours et nuits et qui implique presque systématiquement les voitures. »

Quand on écoute les nouvelles, on entendra qu’un épais brouillard a perturbé la « circulation ».  Que la « circulation » est à l’arrêt.  Que suite à un accident, la « circulation » est perturbée.  Que la « circulation » revient doucement à la normale après un accident.  Dans ces exemples, la « circulation » se réfère en fait aux voitures.  Pourtant, cela sonne comme si tous les types d’usagers étaient concernés.

Selon Kager, notre façon de parler du trafic donne aux voitures une importance bien plus grande dans notre perception que ce qu’elles ne le sont vraiment dans le contexte des Pays-Bas.

« Seuls 15% des hollandais se retrouvent coincés dans des embouteillages chaque semaine, et seulement 5% de la population déclare qu’il s’agit d’un problème qui les affecte personnellement ».  Cependant, souhaitant tous disposer d’un système de circulation efficient, 35% déclarent quand même qu’il s’agit d’un problème social.  Donc, pour résumer, une personne sur trois pense que la congestion automobile est un problème qui affecte les autres personnes, alors que dans les faits, ces autres personnes ne représentent qu’une petite minorité. »

Roland Kager déclare également qu’un grand nombre de phénomènes non liés à la voiture qu’il rencontre et étudie dans le cadre de ses recherches n’ont en fait pas de nom – il n’y a simplement pas de cadre conceptuel pour certaines choses.  Pas de catégorie.  Cela rend la tâche plus difficile de les rendre visibles dans les rapports et documents consultatifs à l’attention des gouvernements – ce qui signifie qu’ils reçoivent moins d’attention et du coup moins de financement.

Par exemple, aux Pays-Bas, près de la moitié des usagers du train se rendent à la gare à vélo ou continuent leur trajet en vélo.  Kager les appelle les « cyclistes du train », et malgré leur nombre important, ils ne sont pas inclus dans une catégorie officielle dans les sondages sur la mobilité.  Une des raisons pour laquelle autant de trajets sont effectués à vélo aux Pays-Bas est que les vélos sont ultra pratiques pour parvenir au train.  Et si les trains hollandais sont autant utilisés c’est parce qu’énormément de personnes se déplacent à vélo.  Les chemins de fer néerlandais ont été pris de court par la popularité des vélos en libre-service.  Ces derniers continuent de battre chaque année de nouveaux records de location.  Et pourtant, le site Internet de planification de trajets hollandais, a seulement adopté récemment des itinéraires porte-à-porte qui incluent le vélo, et encore, avec des fonctionnalités très basiques.

Fascinée par cette discussion avec Roland Kager, Thalia Verkade a rédigé un article introduisant le concept des « cyclistes du train » et nous avons pu constater à quel point de nouveaux mots peuvent changer la réalité.  Le député flamand Dirk de Kort a lu l’article et a contacté l’autrice afin d’obtenir de plus amples informations.  Thalia l’a mis en contact avec Kager et ils ont pu partager et échanger au sujet des statistiques et expériences néerlandaises et flamandes. Suite à cette rencontre, Monsieur de Kort a introduit le terme « cyclistes du train » dans son vocabulaire politique.  Il a même inventé une variante : « les cyclistes du bus ».  Six mois plus tard, Dirk de Kort a soutenu l’expansion d’un programme visant à soutenir les cyclistes du train et du bus, programme auquel un million supplémentaire a été alloué.

Roland Kager a rendu visible un groupe de voyageurs qui était jusque-là invisible et lui a donné un nom.

Ils constituent désormais une catégorie officielle et des politiques les prenant en compte sont activement développées.

Monsieur Kager ne s’arrête pas là et il continue de jouer avec de nouvelles catégories. Que se passerait-il si on divisait les automobilistes en quatre groupes : le quart qui roule le plus souvent, le quart qui roule le moins souvent, et les deux autres quarts au milieu ?  Kager a appliqué et étudié cette nouvelle catégorisation à Eindhoven : « Ce que l’on observe, c’est que les 25% qui utilisent le plus leur voiture sont responsables des deux tiers de la congestion automobile dans la ville.  Sur base de ces observations, nous pouvons avoir une réflexion sérieuse : est-ce que les autorités locales devraient mettre des choses en place pour leur rendre la vie plus facile ?  Ou au contraire, s’investir plus pour les autres 75% qui utilisent moins ou peu leur voiture et prendre plus en compte leurs souhaits dans les prises de décisions qui affectent la ville ? »

Imaginez une situation dans laquelle un quart des habitants d’une rue produirait deux tiers des déchets présents dans les containers de recyclage, avec pour conséquence leur débordement permanent.  Que devraient faire les autorités locales ?  Fournir plus de containers ?  Employer plus d’éboueurs ?  Ou faire quelques chose de différent ? Quel genre de ville souhaitons-nous ?