Éloge de la lenteur
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Éloge de la lenteur

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Publication originale – Cahier de tendances, Bordeaux, 2022 par Jean-Jacques Terrin – professeur émérite, docteur en architecture

L’altérité se construit au travers du regard de l’autre (1).

En ville, c’est dans la rue, espace emblématique de l’urbanité, qu’elle se développe. Le piéton, par nature polymorphe et intergénérationnel (2), en est le garant, il en donne l’échelle. La marche, son mode de déplacement privilégié, mais pas unique, est historiquement universel. Pourtant, le trottoir qui lui est consacré est considéré comme « un moyen de mettre de l’ordre dans la ville (3) ». Il contribue surtout à réguler la circulation entre les divers modes de transport alors que « la marche ne relève pas d’une logique de flux mais de séjour (4) ». La qualité de l’espace public et son attrait conditionnent son urbanité et ses aptitudes au partage.  

Progressivement, le trottoir a été confisqué,

encombré et réduit à la portion congrue. Certes, des zones entières ont été réservées au piéton, mais elles se sont le plus souvent figées en musées ou en espaces marchands. Les zones de rencontre sont plus complexes à mettre en œuvre, mais elles proposent des situations qui répondent mieux à la réalité urbaine. En effet, même si on écarte la voiture individuelle, la circulation motorisée reste incompressible : riverains, livraisons, déménagements, véhicules de secours et d’entretien, transports en commun. De plus, il faut compter sur l’inévitable cohabitation avec vélos, rollers et autres trottinettes et sur ce qu’il est convenu d’appeler la «salle d’attente des commerces (5) » et la généralisation des terrasses qui se sont multipliées récemment. Il faut également considérer que la rue s’équipe pour répondre aux exigences d’un piéton désormais inséparable de ses prothèses intelligentes. Ainsi, la bordure de trottoir (6) devient un élément urbain « sur lequel se branchent nombre de services via leurs interfaces numériques (7) ». Sans oublier que l’espace public est progressivement privatisé : « Demain, les décideurs publics inventeront une forme de délégation de l’espace public (8) », comme c’est déjà le cas dans certains quartiers de Londres et de Hambourg. 

Comment faire cohabiter cet ensemble hétéroclite.

Comment faire l’éloge de la lenteur tout en répondant aux inévitables nécessités de la vitesse ? Comment rendre la ville au piéton, et le piéton à la ville (9) ? Quelques réponses se dessinent : en garantissant une continuité de la sécurité et du confort des piétons et des vélos, notamment grâce à des successions ininterrompues de voies et d’espaces verts qui leur soient réservés, comme à Strasbourg ou à Hambourg (10) ; en développant un urbanisme transitoire, l’occasion d’amorcer à court terme et d’expérimenter des changements parfois difficiles à finaliser, comme à Lyon ou à Copenhague ; en rendant surtout l’espace public plus flexible pour lui permettre de s’adapter à la multiplicité des activités, à l’évolution des systèmes techniques, aux bouleversements des modes de vie et aux exigences accrues en matière de gestion urbaine. 

Ces tendances mettent aussi en évidence la nécessité de mieux intégrer la marche à l’ensemble des composantes qui font le métabolisme de la ville, et de mobiliser l’ensemble des parties prenantes autour d’un plan piéton transversal et coproduit.  

(1) Tzvetan Todorov, Nous et les Autres. La réflexion française sur la diversité humaineParis, Seuil, 1989
(2) Georges Amar, Mobilités urbaines, éloge de la diversité et devoir d’inventionLa Tour-d’Aigues, L’Aube, 2004.
(3) Virginie Milliot« Remettre de l’ordre dans la rue. Politiques de l’espace public à la Goutted’Or (Paris) », Ethnologie française, vol. 45, n° 3, 2015, pp. 431-443. 
(4) Anne Faure«  Il faudrait adopter un plan piétons sur le modèle du plan vélos », Le journal du Grand Paris, 22 juin 2020.
(5) Selon l’expression de Mathieu ChassignetAdeme.
(6)  Isabelle Baraud-Serfaty, « Fiction ou réalité, le trottoir des villes à la croisée des chemins », dans Bernard Landau et Youssef Diab (dir.), Rues de demain, Paris, Presses des Ponts, 2021. 
(7) Raphaël Languillon : https://www.lafabriquedelacite.com/evenements/le-trottoir-espace-de-plug-play-de-la-smart-city/.
(8) Véronique Bédague, « “Avec le recul inéducable de la voiture, il faut imaginer ensemble une refonte de l’espace public urbain” »Le Monde, 12 février 2021.
(9) Jérémy GaubertPhilosophie du marcheur, Saint-Mandé, Terre urbaine, 2021. 
(10)  « Hambourg veut devenir la première grande ville sans voiture », Reporterre, 22 janvier 2014.